Au Sénégal, les dysfonctionnements de l’état civil touchent de nombreuses familles, engendrant des situations souvent dramatiques. Entre duplications de numéros de registre, usurpations d’identité et absence de déclaration de naissance, les citoyens se heurtent à des obstacles qui affectent leur accès aux droits fondamentaux. De Thiaroye à Mbour, en passant par Dakar, les témoignages abondent et mettent en lumière un problème systémique.
HISTOIRES DE CITOYENS EN QUÊTE D’IDENTITÉ
Maïmouna Ba : un avenir suspendu
À Thiaroye-sur-Mer, Maïmouna Ba, 12 ans, candidate au Certificat de Fin d’Études Élémentaires (CFEE), voit son avenir compromis. Non pas à cause de son niveau scolaire, mais parce qu’elle ne peut obtenir un extrait de naissance, document indispensable pour s’inscrire aux examens. Pourtant, selon ses proches, elle a été déclarée à la naissance.
Ousseynou et Assane Dione : des jumeaux, deux identités différentes
À Mbour, le cas des jumeaux Ousseynou et Assane Dione illustre les incohérences du système. Bien qu’ils soient nés le même jour, leurs actes de naissance indiquent des dates différentes. « Mon numéro de registre a été modifié, ce qui m’a forcé à demander un jugement. Cela a changé ma date de naissance », confie Assane, qui soupçonne une usurpation d’identité.
Rokhaya Samb : l’usurpation d’état civil en accusation
Rokhaya Samb, une résidente de Dakar, est victime d’une fraude manifeste. Née en 1996, elle découvre en 2021 que son numéro de registre a été utilisé pour attribuer une identité à un Sénégalais né en France. Malgré les preuves de sa déclaration de naissance par son père, elle peine à obtenir gain de cause. Désespérée, elle déplore l’absence de solutions pérennes.
Fatouma Diouf et sa fille Seynabou : un combat pour l’identité
À Grand Yoff, Fatouma Diouf raconte le combat de sa fille Seynabou Ndiaye pour prouver qu’elle est la véritable détentrice de son numéro de registre. « Entre doublons et usurpations, obtenir des documents d’identité est devenu un parcours du combattant », explique Fatouma.
Le véritable casse-tête des enseignants !
« La gestion de l’état civil est devenue un véritable casse-tête pour les directeurs d’école et les enseignants, particulièrement ceux en charge des classes de CM2. L’absence d’exigence d’un extrait de naissance lors de l’inscription en classe de CI (cours d’initiation) a engendré une négligence notoire de la part des parents », confie Mamadou Diop, enseignant à l’école élémentaire Niandane 2, dans le département de Podor, et président de la commission éducative de la municipalité.
A en croire à M. Diop, « certains élèves ne connaissent même pas leur véritable identité, notamment à cause des surnoms qui leur sont attribués à la maison. Cette situation entraîne parfois des confusions, surtout pendant les évaluations ou lors des examens, notamment pour les enfants nés hors mariage. »
« Cependant, des progrès notables ont été réalisés ces dernières années. En collaboration avec l’IEF, le président du tribunal départemental organise désormais des audiences foraines spéciales pour les élèves. Cette initiative nous a permis de régulariser la situation administrative d’un grand nombre d’élèves, de la classe de CI jusqu’au CM2 », s’en félicite l’enseignant totalisant plus de douze ans d’expérience.
Selon Ibrahima Thiam, enseignant à l’école Palmarin Ngalou, dans le département de Fatick, « à la veille des examens, obtenir un extrait de naissance auprès des parents devient une épreuve difficile. Dans bien des cas, nous sommes contraints de solliciter la clémence du président du tribunal pour organiser des audiences foraines en faveur des candidats à l’entrée en sixième. Bien que l’Inspection de l’Éducation et de la Formation (IEF) autorise les élèves non déclarés à passer leurs examens, les complications administratives persistent. »
« Par ailleurs, nous avons malheureusement enregistré des cas d’élèves qui ont échoué aux examens faute de documents d’état civil. Certains n’ont même pas pu poursuivre leur cursus scolaire à cause d’incohérences dans leur identité », regrette Ibrahima Thiam.
« Avec les associations de parents d’élèves et les élus locaux, nous organisons des séances de sensibilisation sur l’importance de déclarer les enfants à l’état civil. Mais à Palmarin, cela avance lentement. C’est un vrai défi pour le système éducatif. En tant qu’enseignants et parents, nous sommes très concernés. À Yeumbeul Sud, mon quartier d’origine, on nous rapporte souvent des cas d’élèves qui abandonnent l’école faute d’acte d’état civil. Avec la digitalisation, ces problèmes devraient être dépassés depuis longtemps », se désole-t-il.
Le rapport 2024 de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) révèle que 81,2 % de la population sénégalaise possède un acte de naissance ou un jugement supplétif. Cependant, 5,3 % n’en disposent pas, et 13,6 % ignorent s’ils en possèdent un. Les tranches d’âge les plus âgées, notamment les 80 ans et plus, enregistrent les taux les plus faibles de possession d’actes.
INITIATIVES CITOYENNES : L’EXEMPLE DE « JEXISTE »
Face à ce fléau, l’association « JExiste », créée par Nafi Gueye, sensibilise les populations à l’importance de l’enregistrement des naissances. À travers des campagnes médiatiques et des collaborations avec les autorités locales, « JExiste » lutte contre les conséquences de la non-inscription, comme l’exclusion des systèmes éducatif et sanitaire.
Nafi Gueye déplore toutefois le manque de soutien de l’État et alerte sur les dérives possibles des mesures transitoires, comme l’autorisation pour des élèves non déclarés de passer leurs examens. « Sans un suivi rigoureux, ces initiatives risquent d’encourager les fraudes », prévient-elle.
Lors du Conseil interministériel de mai 2024 sur le programme des examens et concours, le Premier ministre Ousmane Sonko a formulé 19 recommandations, dont trois directement liées à l’état civil. Parmi elles, une collaboration renforcée entre les ministères de la Justice, de l’Éducation et de l’Intérieur pour identifier et sanctionner les abus. Cependant, plusieurs mois après, ces recommandations peinent à se concrétiser.
Des agents d’état civil comme Alioune Sall, de la mairie se Pikine Nord et Mamadou Wade de Yeumbeul Nord, pointent du doigt les lacunes dans les procédures. Ils appellent à une stricte surveillance et à une numérisation totale pour prévenir les abus.
Mamadou Wade, agent d’état civil à la mairie de Yeumbeul Nord, souligne l’importance de vérifications automatiques dans une base de données centralisée. « La solution réside dans la digitalisation. Tant qu’un numéro d’état civil n’est pas dans la base, aucun document ne devrait être délivré », affirme-t-il.
VERS UNE DIGITALISATION COMPLÈTE : UN DÉFI À RELEVER
Le Premier ministre, Ousmane Sonko, a déclaré, à Guédiawaye, lors de la campagne électorale des législatives anticipées du 1è novembre 2024 que le gouvernement du Sénégal a investi plus de 18 milliards de francs CFA dans la modernisation de l’état civil, notamment à travers le programme « Nekkal », qui a déjà numérisé 19 millions d’actes. Cependant, il reste à finaliser ce projet ambitieux et à le rendre accessible à tous.
Plus de 19 millions d’actes d’état civil ont été numérisés et indexés dans le cadre de la mise en œuvre du programme de modernisation de l’état civil dénommé « Nekkal », fait savoir le ministre de l’Urbanisme, des Collectivités territoriales et de l’Aménagement des territoires, Moussa Bala Fofana.
Le programme « Nekkal », lancé le 7 mai 2021 pour une durée de 42 mois, est financé par l’Union européenne à hauteur de 18 milliards de francs CFA. Son objectif est de contribuer à améliorer le système d’enregistrement des faits d’état civil et de production régulière des statistiques vitales, avec la numérisation des registres d’état civil.
Le ministre Moussa Bala Fofana rappelle que la digitalisation est « un levier crucial pour garantir les droits fondamentaux des citoyens ». Lors de la Semaine nationale de l’état civil, il a insisté sur l’urgence d’une modernisation complète pour éviter des drames comme ceux de Maïmouna, Absatou ou Seynabou.
Pour résoudre durablement ces problématiques, Nafi Gueye et son association appellent à des Assises de l’état civil sénégalais, réunissant toutes les parties prenantes. « L’état civil, c’est la vie entière : de la naissance au décès. Nous ne pouvons plus tolérer ces incohérences qui brisent des vies », conclut-elle.
Entretien avec Aliou Ousmane Sall, directeur général de l’Agence nationale de l’Etat civil
Aliou Ousmane Sall, DG de l’Agence nationale de l’état civil : « 18 milliards de F CFA pour la modernisation et la digitalisation de l’état civil sénégalais »
Directeur général de l’Agence nationale de l’état civil et président du Groupe des experts en état civil de l’Afrique de l’Ouest, Aliou Ousmane Sall détaille, dans cet entretien, les initiatives du gouvernement sénégalais visant à sécuriser, moderniser et faciliter l’accès à ce secteur stratégique, essentiel pour le développement du pays.
- Faites-nous la situation actuelle de la gestion de l’état civil au Sénégal ?
La gestion de l’état civil au Sénégal est un enjeu majeur pour garantir l’accès des citoyens à leurs droits fondamentaux, tels que l’éducation, la santé, et la participation citoyenne. Aujourd’hui, avec la vision donnée par Son Excellence Bassirou Diomaye Diakhar Faye, Président de la République, et sous l’impulsion du Premier Ministre, Ousmane Sonko, l’Etat du Sénégal s’est résolument engagé dans la modernisation du système de l’état civil. C’est pourquoi, le Ministre en charge des Collectivités, Moussa Bala Fofana nous instruit d’accélérer le processus de digitalisation de l’état civil, pilier de la dématérialisation des services dans les communes. Celui-ci joue un rôle clé dans la gouvernance et l’accès aux droits fondamentaux. C’est pourquoi, l’Agence nationale de l’Etat civil est entrain de déployer des efforts énormes pour changer le visage de l’état civil du Sénégal. A ce propos, je peux vous citer à titre d’exemple :
- L’élaboration d’une stratégie nationale de l’état civil : principal référentiel des interventions dans le secteur de l’état civil au Sénégal ;
- L’élaboration de projet de loi pour l’introduction des procédés informatique dans la gestion de l’état civil ;
- La construction de nouveaux centres d’état civil dans plusieurs communes ;
- La digitalisation du système de l’état civil pour faciliter l’accès aux services, etc.
Quelles sont les politiques mises en place pour faciliter l’accès à l’état civil ?
Le Sénégal a adopté plusieurs politiques et initiatives pour améliorer l’accès des citoyens aux services d’état civil, en vue de garantir une couverture plus large et de répondre aux besoins des populations, notamment celles des zones rurales et enclavées. D’abord, la Digitalisation du système de l’état civil quiconstitue aujourd’hui l’un des plus vastes chantiers de la modernisation de l’état civil au Sénégal. Elle a été engagée depuis plusieurs mois et nous a permis aujourd’hui :
- La numérisation et l’indexation de plus de 20 millions d’actes d’état civil ;
- La mise en place d’un Registre national de l’état civil (RNEC) avec une application qui permet aux agents et officiers de l’état civil d’enregistrer et de délivrer des actes en toute sécurité ;
- La création d’un logiciel de gestion des faits d’état civil (LGEC), appelé application NEKKAL, déployés dans plus de 384 centres d’état civil (CEC), avec déjà 1180 officiers et agents de l’état civil formés à son utilisation sur tout l’étendue du territoire nationale ;
- La formation de 2 800 agents, 631 officiers et 631 préposés aux archives qui a porté aussi bien sur les règles et procédures d’enregistrement des faits d’’état civil que sur moyens de prévention et de lutte contre la fraude documentaire. Une plateforme d’autoformation est également disponible ;
- L’interconnexion de 360 centres d’état civil à l’intranet gouvernemental par la SENUM SA.
- Le stockage des données dans trois (03) sites distants, avec six (06) serveurs de dernière génération d’une capacité de 1000 To chacun ;
- La mise en place d’un portail des usagers permettant aux citoyens de pouvoir faire des demandes en ligne. La phase pilote de cette plateforme sera lancée dans quelques jours ;
- L’élaboration de l’application de notificationpour permettre aux services de santé d’alerter les centres d’état civil sur la survenance d’une naissance afin que celle-ci soit enregistrée dans les délais.
Comment faire pour faciliter cette transformation numérique ?
Pour faciliter la transformation numérique, du matériel informatique, notamment 1200 ordinateurs et 1000 imprimantes ont été mis à la disposition des communes. Cette digitalisation permet de lutter efficacement contre la fraude documentaire et sécuriser le patrimoine de l’état civil. Il faut aussi noter que dans le cadre du Programme NEKKAL, financé par l’Union européenne la construction de 26 nouveaux centres d’état civil modernes et équipés, ainsi que la rénovation de 80 autres centres.
Vous parlez de numérisation. Y aura-t-il un renforcement des capacités pour les acteurs ?
Pour assurer une gestion efficace et efficiente de l’état civil, l’ANEC a inscrit la formation au cœur de son action avec un Plan national de formation des acteurs de l’état civil. Ce qui a permis, dans un premier temps, de former plus de 4000 agents et officiers de l’état civil. La deuxième phase déclenche, il y’a quelques semaines est destinée aux chefs de village, chefs de quartier et relais. Les sessions démarrées il y’a quelques semaines ont permis la formation de plus 400 chefs de village/délégués de quartiers, des journalistes et relais communautaires dans les régions de Sédhiou, Kolda et Ziguinchor.
Quelles stratégies envisagez-vous pour impliquer les populations ?
La communication est un pilier essentiel pour atteindre l’enregistrement universel des faits d’état civil, c’est pourquoi l’ANEC a élaboré une stratégie nationale de sensibilisation sur l’état civil. Ainsi plusieurs activités sont mises en œuvre dans différentes localités pour sensibiliser davantage les communautés à travers :
- La mobilisation communautaire : Implication des chefs de village, délégués de quartiers, religieux, et relais communautaires pour sensibiliser sur l’importance de l’état civil ;
- Les médias avec l’utilisation des radios communautaires et des réseaux sociaux pour informer les populations sur leurs droits et les démarches à suivre.
Les ressources mobilisées pour ces investissements sont estimées à combien et quelles sont les municipalités qui en ont déjà bénéficié ?
Le Sénégal a mis en place diverses politiques pour améliorer l’accès à l’état civil, avec un accent particulier sur la modernisation et la digitalisation des systèmes. Le Programme NEKKAL est au cœur de ces efforts avec un financement de 18 milliards de F CFA par l’Union européenne. Il y’a également d’autres initiatives appuyées par l’Unicef, l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement, la Banque mondiale à travers le PROCASEF ou le PRAPS … Ces investissements contribuent à réduire les inégalités dans l’accès à l’état civil, en assurant que tous les citoyens puissent déclarer leurs actes de naissance, mariage ou décès dans un délai raisonnable, élément clé pour accéder aux droits fondamentaux. Ces initiatives concernent de nombreuses municipalités à travers le pays, y compris des zones urbaines et rurales, avec une priorité donnée aux communes pilotes pour tester et ajuster les nouveaux systèmes avant un déploiement de l’application de gestion des faits d’état civil dans les communes.
Le Sénégal, en s’engageant résolument vers la digitalisation, a l’opportunité de garantir à chaque citoyen une identité juridique inattaquable et un accès équitable à ses droits fondamentaux. Mais il reste encore un long chemin à parcourir. L’état civil est bien plus qu’un simple outil administratif. Il est la clé de voûte des droits citoyens, de l’éducation à l’accès à la santé. En attendant une transformation digitale complète, des solutions transitoires, comme les audiences foraines et une meilleure collaboration entre les tribunaux et les collectivités locales, peuvent pallier les manquements les plus urgents.
Mamadou DIOP