Dans le cadre de mes contributions régulières au débat national, à un moment où les nouvelles autorités du pays affichent une volonté ferme de mettre en œuvre des changements essentiels et systémiques pour la souveraineté du pays dans tous ses compartiments, mais aussi pour un développement endogène et accéléré, je souhaite aujourd’hui aborder un thème qui m’a profondément marqué durant les quinze années que j’ai passées en Angleterre. Cette période a été marquée par plusieurs expériences significatives, notamment le changement de langue d’instruction de mes propres enfants, passant du français à l’anglais en raison de notre déménagement à Londres. Ce changement s’est produit lors des premières années de mon affectation dans cette ville, et j’ai pu observer de près les impacts de cette transition linguistique sur leur éducation. De plus, mes contacts quotidiens avec mes collègues de travail, où aucune place n’était réservée à une autre langue que l’anglais au bureau, m’ont permis de constater l’efficacité d’un tel environnement. Cette immersion totale dans la langue anglaise a révélé des avancées notables dans divers comportements et diverses compétences, démontrant que le système éducatif monolingue ne souffrait d’aucune lacune.
C’est la raison pour laquelle j’apporte cette contribution au débat public, à un moment où le Sénégal, les nouvelles autorités ambitionnent de refonder le modèle de développement du pays. Le Sénégal aspire à apporter des modifications profondes à son modèle de vie dans tous les secteurs. Quel est le pays au monde, en dehors de l’Afrique subsaharienne, qui a connu un développement fulgurant en adoptant une langue étrangère comme langue de base dans son système éducatif ? Les éléments d’analyse et de propositions que je présente ici proviennent davantage de mon expérience de citoyen ayant vécu cette réalité pendant plus d’une décennie et de réflexions quotidiennes, plutôt que d’une expertise linguistique ou éducative formelle.
L’éducation est un pilier fondamental de développement d’une nation. Au Sénégal, comme dans de nombreux pays africains, le système éducatif a été largement influencé par la colonisation. Depuis l’indépendance, le français est resté la langue principale d’instruction dans les écoles sénégalaises. Cependant, cette approche présente des limites significatives. Il est temps de repenser notre système éducatif en introduisant l’instruction dans la langue maternelle dès les premiers âges, avant d’introduire le bilinguisme avec le français ou l’anglais plus tard dans le cursus éducatif. Cette approche présente des avantages sans commune mesure que nous allons explorer en détail.
L’introduction du français dans le système éducatif sénégalais remonte à l’époque coloniale. Les motivations derrière cette initiative étaient politiques, économiques et socio-culturelles. Les colonisateurs français cherchaient à créer une élite locale francophone qui pourrait servir leurs intérêts, reproduire et perpétuer le système. Cette élite devait être capable de communiquer en français pour faciliter le fonctionnement de l’administration coloniale et les échanges commerciaux. Cependant, cette approche a créé un fossé linguistique et culturel entre les enfants et leur environnement familial et communautaire. Les enfants étaient obligés d’apprendre dans une langue qu’ils ne maîtrisaient pas et qui n’avait pas la même charge émotionnelle, ce qui a souvent conduit à des difficultés d’apprentissage et à des taux d’abandon scolaire élevés.
L’éducation en français présente plusieurs limites. Tout d’abord, elle crée une barrière linguistique pour les enfants qui ne parlent pas le français à la maison. Cela peut entraîner des difficultés de compréhension et d’assimilation des concepts éducatifs. De plus, l’instruction en français peut nuire à l’identité culturelle des apprenants, en les éloignant de leur langue et de leurs traditions. Un exemple concret pour illustrer cette situation est celui d’un enfant britannique qui serait instruit en français dès le bas âge, alors que même ses parents ne connaissent pas cette langue. Il est évident que ce système éducatif enregistrerait des contre-performances significatives. En comparaison, les enfants coréens ou américains, qui sont instruits dans leur langue maternelle, montrent des performances académiques beaucoup plus importantes.
Les avantages de l’éducation dans la langue maternelle sont multiples et multiformes, notamment le développement cognitif, émotionnel et linguistique. L’apprentissage dans la langue maternelle permet aux enfants de développer des compétences cognitives et linguistiques solides. Les recherches montrent que les enfants qui commencent leur éducation dans leur langue maternelle acquièrent des compétences de lecture et d’écriture plus rapidement et de manière plus efficace. Cela est dû au fait qu’ils peuvent comprendre et assimiler les concepts plus facilement dans une langue qu’ils maîtrisent déjà.
L’instruction dans la langue maternelle renforce le sentiment d’identité culturelle et d’appartenance des enfants et favorise l’acquisition de compétences scientifiques . En apprenant dans leur langue maternelle, les enfants se sentent valorisés et respectés, ce qui renforce leur estime de soi et leur confiance . Cela leur permet également de maintenir un lien fort avec leur culture et leurs traditions, ce qui est essentiel pour leur développement personnel et social. L’enseignement dans la langue maternelle favorise l’inclusion et l’équité dans le système éducatif. Il permet à tous les enfants, indépendamment de leur origine linguistique, de commencer leur éducation sur un socle d’équité et d’égalité. Cela réduit les disparités et les inégalités éducatives, en particulier pour les enfants issus de communautés linguistiques minoritaires.
L’instruction dans la langue maternelle encourage également l’engagement des parents et de la communauté dans le processus éducatif, en leur conférant la légitimité de guider et surveiller la progression de leurs enfants. Les parents sont plus susceptibles de participer activement à l’éducation de leurs enfants lorsqu’ils comprennent la langue d’instruction. Cela crée un environnement d’apprentissage plus collaboratif et plus soutenu, bénéfique pour le développement global de l’enfant.
Introduire le bilinguisme avec le français ou l’anglais à un stade ultérieur de l’éducation, permet une transition plus douce et plus naturelle. Les apprenants qui ont une base solide dans leur langue maternelle sont mieux préparés pour apprendre une nouvelle langue. Ils peuvent transférer les compétences linguistiques et cognitives acquises dans leur langue maternelle, ce qui facilite l’apprentissage et améliore les résultats scolaires.
Pour apporter ce changement dans le système éducatif sénégalais, plusieurs étapes doivent être suivies. Il est crucial de mener une évaluation approfondie des langues maternelles parlées dans différentes régions du Sénégal. Sur cette base, un plan stratégique doit être élaboré pour introduire progressivement l’instruction dans ces langues. Les enseignants doivent être formés pour enseigner dans les langues maternelles. Des manuels scolaires et du matériel pédagogique doivent être développés dans les langues maternelles. Il sera essentiel de sensibiliser les parents et les communautés à l’importance de l’instruction dans la langue maternelle et de les engager activement dans le processus éducatif. Cependant, dans certains milieux religieux où l’école française n’est toujours pas bien perçue, cela constituerait une piste de changement où enfin et à travers tout le pays une adhésion à l’agenda de l’éducation serait acceptée par tous et mieux encore si on y intègre des composantes d’éducation religieuse. Le nouveau type de sénégalaise ou sénégalais que nous voulons, c’est aussi une citoyenne ou un citoyen fortement ancré(e) dans ses valeurs religieuses et morales les plus élevées, et aussi ouvert(e) au monde extérieur.
Afin de ne pas tomber dans nos travers et perdre cet engouement sans les résultats pérennes en place, il me semble indiqué de faire soutenir ce changement majeur par le Bureau de suivi du PROJET, du fait que cela transcende le ministère de l’éducation et interpelle d’autres institutions de la république. Un système de suivi et d’évaluation doit être mis en place pour mesurer l’impact de cette approche et apporter les ajustements nécessaires.
L’instruction de nos enfants dans leur langue maternelle dès les premiers âges est une approche éducative holistique qui favorise le développement cognitif, linguistique, culturel et social de nos enfants. Elle prépare également le terrain pour une transition réussie vers l’apprentissage d’une seconde langue, tout en promouvant l’inclusion et l’équité dans le système éducatif.
Dr Idrissa DOUCOURE
Président du Conseil Mondial des Investissements & des Affaires, Londres
PhD, Exécutive MBA, et Ingénieur